«eHealt veut dire, en finir avec le papier, les fax et le courrier postal pour passer aux outils de communication et d’information numériques.»
Sep.. 2012Le numérique au service de la santé
Entretien avec Adrian Schmid. Ce qui, dans d’autres branches, fait déjà partie du quotidien est encore de la musique d’avenir en matière de santé: l’utilisation d’outils électroniques en ligne, notamment lors de la saisie, de la sauvegarde et de la transmission de données de patients. Cette évolution est prioritaire pour la Confédération qui a mis en place, à cet effet et avec les cantons, un organe de coordination pour la «Stratégie Cybersanté (eHealth) Suisse». Son responsable, Adrian Schmid, explique dans l’entretien avec spectra, les objectifs, mais aussi les obstacles du projet.
spectra: Monsieur Schmid, présentez-nous la finalité d’eHealth?
Adrian Schmid: L’objectif est d’utiliser, dans le domaine de la santé également, les supports de données et moyens de communication électroniques. Donc, en finir avec le papier, les fax et le courrier postal, pour passer aux outils de communication et d’information numériques. L’exemple et la composante – phare d’eHealth est le dossier électronique du patient, qui contient des données de santé importantes et peut être consulté indépendamment du temps et du lieu par les personnes autorisées. L’objectif est d’atteindre une collaboration plus rapide, plus sûre et plus efficiente.
eHealth, pour qui et pour quoi?
Avant tout pour les patientes et les patients. Ils ont ainsi davantage de contrôle et de compétence de décision, mais aussi plus de confort dans le traitement de leurs données de santé. Chaque patient doit pouvoir déterminer qui est autorisé à voir ses données et lesquelles plus particulièrement. Les radiographies par exemple sont toujours plus disponibles sous forme numérique et ne doivent plus être transportées de l’hôpital au cabinet médical. Cela signifie davantage d’efficience pour tous les acteurs et, pour les patientes et les patients, cela signifie davantage de sécurité notamment quant au choix de la bonne thérapie et, finalement, une meilleure qualité de traitement.
Cette compétence de décision des patients nécessite une certaine compétence médicale. Comment voulez-vous garantir cette compétence?
Le dossier électronique du patient contient un concept d’autorisation. Nous supposons que la majorité des patientes et des patients souhaitant un dossier électronique choisiront le paramétrage de base prédéfini pour les accès. Mais il est également possible bien sûr de répondre aux besoins individuels et, par exemple, de réserver l’accès à certains documents à un seul médecin déterminé. Les patient-e-s peuvent paramétrer les accès eux-mêmes, ou demander en tout temps le conseil d’un médecin traitant en qui ils ont confiance.
Où en est la mise en œuvre d’eHealth? S’est-on inspiré d’essais-pilotes ou d’expériences faites à l’étranger?
eHealth n’est pas un grand projet TI suisse, mais une application de nouvelles technologies qui induit aussi un changement culturel, une nouvelle manière de collaborer. Dix cantons, parmi lesquels tous les plus grands, se penchent déjà concrètement sur le sujet, souvent de manière très différente. Genève, par exemple, a lancé un projet-pilote il y a deux ans et rassemblé déjà de nombreuses expériences dans la collaboration entre les hôpitaux et un réseau de médecins. Les cantons de Bâle-Ville, de Vaud ou du Valais ont également démarré des projets de mise en œuvre.
«Certains pays ont tenté d’imposer ce genre de projets au niveau national. Ils ont échoué parce qu’ils n’avaient pas tenu compte des besoins spécifiques des régions de soins.»
D’autres, tels Argovie, St-Gall, Lucerne, le Tessin ou Zurich sont en train de convaincre les acteurs importants de préparer, ensemble, la mise en œuvre d’eHealth. Le développement d’eHealth suit la structure fédérale suisse. La Loi fédérale sur le dossier électronique du patient, que le Conseil fédéral veut transmettre à la fin de l’année à l’attention du Parlement, définit les règles et les normes supérieures qui garantiront la mise en réseau à l’échelle suisse.
Les possibilités en soi infinies de la mise en réseau et l’harmonisation des technologies modernes de l’information butent donc aux frontières cantonales?
Elles n’y butent pas, mais doivent en partir et croître. La culture des soins médicaux de base en Suisse est conçue à petite échelle et fortement empreinte de régionalisme. Cela vient de notre structure fédérale, et nous pouvons l’accepter. Certains pays ont tenté d’imposer ce genre de projets au niveau national. Ils ont échoué parce qu’ils n’avaient pas tenu compte des besoins spécifiques des régions de soins. Il est difficile d’uniformiser toutes les structures de traitement. Toutefois, comme je l’ai déjà dit, les aspects importants pour la mise en réseau seront prescrits dans la loi fédérale – notre vision est large et peut même dépasser les frontières nationales. Quant aux régions de soins, elles pourront définir librement leur système au sein de ces garde-fous légaux. Cette idée fait largement consensus.
Comment fonctionne «eHealth» au niveau supracantonal dans le domaine de la médecine de pointe, notamment la médecine de transplantation?
S’ils sont, il est vrai, définis en fonction de leurs besoins locaux, les projets régionaux «eHealth» ont suffisamment de points communs pour permettre facilement les échanges. Les St-Gallois pourront donc accéder sans problème à des informations recueillies à Genève et inversement.
Les technologies des différents projets seront donc compatibles.
Oui, à ce niveau, nous adoptons des standards internationaux éprouvés, ce qui est relativement simple. Il est en revanche plus malaisé de franchir l’obstacle fédéral, plus élevé, pour définir des présentations et des contenus communs. Là, nous n’en sommes encore qu’au début.
Du point de vue des patientes et des patients, le cœur du problème d’eHealth serait la protection des données. Que répondez-vous aux personnes inquiètes qui ne veulent pas confier leurs données de santé à un système électronique basé sur Internet?
Avant tout, elles doivent savoir que leurs données ne sont pas stockées quelque part dans un énorme bunker de données. Grâce à notre structure fédérale, les données peuvent rester là où elles ont été générées et là où elles sont déjà aujourd’hui. C’est-à-dire dans les hôpitaux ou dans les cabinets médicaux. A ce jour, la plupart des hôpitaux disposent déjà de grands systèmes d’informations internes. Le seul changement apporté par eHealth ici, est de rendre ces informations accessibles à d’autres. Ce concept décentralisé permet d’éviter toute attaque centrale. Je dirais aussi à ces personnes qu’elles seront seules à décider de qui a accès et à quelles données. Le concept d’autorisation d’accès que j’ai déjà mentionné y veillera. Des enquêtes montrent que les patientes et les patients sont majoritairement ouverts et accueillent favorablement le fait que tous leurs médecins traitants aient des informations complètes sur leur état de santé.
Les organisations de patients sont-elles impliquées dans le développement d’eHealth?
Oui, comme tous les autres acteurs, les organisations de patients sont impliquées dans notre structure de projet. Nous souhaiterions toutefois un véritable mouvement de patients, avec de véritables modèles identificatoires.
Des objectifs économiques ont-ils été fixés pour eHealth?
Non, la réduction ou la stabilisation des coûts n’est pas un objectif stratégique d’eHealth. Bien entendu, nous partons du principe qu’eHealth aura un effet positif à long terme sur l’efficience du système de santé et, par là, sur les coûts. On peut attendre une certaine optimisation des processus, la prévention d’examens répétés ou de traitements inutiles.
«Grâce à notre structure fédérale, les données peuvent rester là où elles ont été générées et là où elles sont déjà aujourd’hui. C’est-à-dire dans les hôpitaux ou dans les cabinets médicaux.»
Mais les objectifs principaux restent une plus grande sécurité pour les patients et une meilleure qualité de traitement grâce à une meilleure gestion des connaissances. Les patientes et les patients peuvent être sûrs que chacun de leurs médecins traitants aura accès, en tout temps à des informations complètes et à jour sur leur état de santé.
Vous êtes responsable de l’organe de coordination eHealth Confédération-cantons. Parlez-nous de cet organe?
Les responsables sont la Confédération et la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé qui ont décidé de mettre en œuvre conjointement la stratégie de cybersanté. Nous sommes chargés de formuler des recommandations pour cette mise en œuvre, à l’adresse de la Confédération, des cantons et de tous les autres acteurs. Pour réussir, il faut que le thème soit très largement ancré. C’est pourquoi notre structure et culture repose sur une implication très forte de tous les acteurs importants. Les médecins, les hôpitaux et les soignants, bien sûr, mais aussi le secteur des TI. Tous collaborent aux concepts. C’est la seule manière pour nous d’élaborer des recommandations qui seront acceptées.
L’organe de coordination existe depuis 2008. Quels sont les résultats jusqu’ici?
Il a tout d’abord fallu nous mettre d’accord sur la manière de mettre en œuvre les objectifs de la stratégie cybersanté suisse. Les premiers travaux de base ont duré deux ans. Il s’agissait d’un travail de fond destiné à mettre tous les acteurs dans le même bateau. Nous étions d’accord sur la manière de réaliser le dossier électronique du patient. Ensuite, nous avons défini les normes et une architecture pour eHealth en Suisse, aujourd’hui largement acceptées. Nous avons mis en place des processus qui fixent la répartition des tâches et la priorisation des thèmes.
«Nous devons rester souples tout en sachant que nous serons, dans vingt ans, là où le secteur financier, celui de la logistique ou d’autres encore y sont depuis longtemps.»
Au total, nous avons formulé une centaine de recommandations sur la manière de procéder dans les différents secteurs d’eHealth. Ces recommandations doivent servir à ceux qui veulent introduire eHealth sans attendre l’entrée en vigueur de la loi fédérale.
A quelles limites votre travail se heurte-t-il dans la coordination?
Nous butons toujours sur les limites fédérales, davantage au sens intellectuel que politique. Je constate régulièrement que le Suisse typique veut inventer les choses lui-même ou, en tout cas, laisser sa marque. Souvent, les gens acceptent l’idée d’un échange électronique des données mais, au moment de mettre les projets en œuvre, ils passent outre les normes et la philosophie définies en commun pour inventer des solutions technologiques isolées. Un grand nombre reste attaché à un vieux schéma de penser et craint de s’orienter sur les nouveaux concepts. Or, nous avons justement besoin d’une large adhésion à notre concept. C’est pourquoi j’en appelle à davantage d’ouverture. Si les particularismes continuent à se développer, le médecin aura bientôt une multitude d’écrans devant lui pour consulter une multitude encore plus grande de sites web traitant de la santé. Certes, j’exagère un peu, mais je veux souligner par là la nécessité d’intégrer tous les thèmes sur une plate-forme. Le problème n’est pas technique, mais culturel.
Quels sont les objectifs d’eHealth à moyen et long termes?
Dans dix à vingt ans, le «e» devant «eHealth» ne devrait plus exister. La numérisation du système de santé est inéluctable, d’une façon ou d’une autre. Mais à court et moyen termes nous devrons progresser en sachant quelle est l’étape suivante. Nous ne devons pas nous focaliser absolument sur des objectifs concrets à cinq ans. Notre vision doit porter sur les deux ou trois années à venir, sur les thèmes importants et sur la manière de soutenir au mieux l’évolution des choses grâce à notre coordination. Nous devons rester souples tout en sachant que nous serons, dans vingt ans, là où le secteur financier, celui de la logistique ou d’autres encore y sont depuis longtemps. Tous ont déjà surmonté l’intégration des TI.
Y a-t-il des modèles pour cette voie?
Les soins de santé sont presque partout une affaire régionale. Bien des pays connaissent les mêmes problèmes et questions que nous, mais l’environnement pour y répondre est différent. Nous regardons souvent vers l’Europe du Nord. L’Ecosse, par exemple, a fait de très bonnes choses pour la médecine de famille. Les Suédois ont abordé le thème avec énormément de créativité et d’engagement. Le Danemark a mis en place, il y a 10 ans déjà, une bonne solution globale auprès des médecins; mais aussi certaines régions en Espagne ou en Italie, tout comme l’Autriche. Nous pouvons nous orienter vers ces exemples ou nous en inspirer, mais nous ne pouvons rien reprendre tel quel.
Où se positionne la Suisse en matière de développement de la cybersanté par rapport à d’autres pays?
La Suisse est assez avancée au niveau du concept, mais encore un peu à la traîne pour la mise en œuvre. En partie en raison de la politique sanitaire, qui n’encourage pas nécessairement aujourd’hui des solutions intégratives. Par ailleurs, passer du papier au numérique implique un investissement relativement important pour les petits cabinets, ce qui effraie de nombreux médecins. Il faut ici aussi un soutien politique pour éliminer les obstacles.
Le dossier électronique du patient est la colonne vertébrale d’eHealth. Cette décision constitue un pas politique important. Quelle sera la suite des événements?
En la matière, la répartition des tâches est claire. La Confédération est responsable de la législation, les cantons ou les régions de soins mettent les projets en œuvre et notre mission est de rassembler le tout. La loi est un élément important. Pour qu’elle soit vraiment appliquée, il faut positionner correctement le thème et ne pas confondre la loi avec une réforme de la santé, car ce n’est pas le cas. Nous mettons uniquement les instruments à disposition pour un changement dans le système de santé, qui aura lieu de toute manière.
«Le problème n’est pas technique, mais culturel.»
J’ai à cœur de ne pas charger le thème politiquement. Nous avons besoin de cet instrument pour pouvoir soutenir la tendance vers des soins intégrés. Pour cela, nous devons poser le cadre. eHealth ne semble pas soulever, actuellement, d’opposions politiques fondamentales. Mais il y a toujours quelques discordances aptes à cristalliser le débat politique. C’est imprévisible.
Vous avez abordé le contexte difficile pour eHealth. Le projet de Managed Care a été nettement débouté. Le résultat de cette votation vous inquiète-t-il pour eHealth qui est également basée sur le principe intégratif et la mise en réseau?
Je ne suis pas inquiet, mais il est vrai qu’une adoption de Managed Care aurait bien aidé eHealth. La question des soins intégrés n’en reste pas moins à l’ordre du jour, même après la votation, car elle est largement incontestée sur le fond. Le refus a moins porté sur le principe des soins intégrés que sur la mise en œuvre concrète. Je regrette qu’eHealth ne puisse profiter d’un environnement plus encourageant. Mais cette stratégie se développera et s’établira néanmoins, j’en suis convaincu. Les acteurs de la santé ne doivent tout simplement pas oublier qu’eHealth ne les concerne pas eux en premier lieu, mais concerne les patientes et les patients. Pour davantage de sécurité et pour une meilleure qualité des soins. On oublie souvent les patientes et les patients dans la discussion de politique sanitaire, fortement marquée dans notre pays par les associations – médecins, hôpitaux ou caisses-maladie. Or, ce sont des patientes et des patients qu’il est avant tout question avec eHealth.
Notre interlocuteur
Adrian Schmid est, depuis le début 2008, responsable du secrétariat du nouvel organe de coordination Confédération-cantons («eHealth Suisse»). Administrativement, ce service est rattaché à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), mais il est géré et financé conjointement par la Confédération et les cantons. Après des études de pédagogie, Adrian Schmid a travaillé de nombreuses années comme rédacteur auprès de divers médias suisses (avec la santé pour spécialisation). Il y a dix ans, il a repris la direction d’un projet au sein de l’état-major de l’unité de direction Assurance-maladie et accidents à l’OFSP. Dans cette fonction, il a dirigé notamment les travaux concernant les bases légales de la carte d’assuré nationale et de la «Stratégie Cybersanté Suisse».